5.

Donc, au début de l’année 1509, c’est-à-dire en 1508 selon le calendrier vénitien, les fresques du Fondaco dei Tedeschi – récemment rebâti – venaient d’être terminées, se décida à expliquer l’ex-idiote de la lagune (qui était une experte de Fowke’s, après tout, et connaissait mieux certains secrets de Venise que le prétentieux, l’arrogant Raimondo). Mais ces fresques-là, poursuivit-elle, n’avaient rien à voir avec Pordenone. Elles étaient de Giorgione, à qui les avait commandées Fugger le Riche en personne ; lequel ensuite, si riche qu’il fût, fit des difficultés pour lui payer son dû, comme il apparaît dans les Carnets de Sanudo. Voilà pourquoi Giorgione fit le portrait d’un des neveux (Hans, peut-être, ou Andréas : un de ceux, en tout cas, qui travaillaient au Fondaco), mais non du pingre oncle Jakob…

— Tu me suis ? demandai-je avec un petit sourire.

Raimondo n’était pas parvenu à avaler fût-ce une goutte de son screwdriver, tant il était frémissant.

— Oui, mais dépêche-toi un peu, viens-en au fait, je t’en prie…, supplia-t-il.

Donc : les fresques du Fondaco, comme chacun sait, se détériorèrent avec le temps, et aujourd’hui il n’en restait plus qu’un fragment presque illisible (l’Ignuda) à l’Accademia. Le portrait, sur toile, finit au contraire entre les mains de Vasari, qui rapporte l’avoir conservé dans son livre de dessins. Après quoi on en perdit complètement la trace jusqu’à ce que quelqu’un, vers la moitié du dix-neuvième siècle, prétendît l’identifier avec un portrait de jeune homme en fourrure, vaguement dans le style de Giorgione, de l’Alte Pinakothek de Munich.

— À ceci près que le portrait en question mesure 70 sur 53 cm. Est-ce qu’il te semble possible qu’une toile de cette dimension soit celle que Vasari dit avoir conservée dans son livre, mesurant au maximum 45 sur 30 cm ?

— Non, admit le malheureux, ça ne me semble pas possible.

Voilà. C’est pourquoi, dès 1871, Cavalcaselle réfute l’identification et attribue la toile de Munich à Palma l’Ancien… Il est suivi, en 1926, par Berenson, alors que d’autres songent à Mancini ou à Cariani… Les recherches du portrait perdu reprennent… Jusqu’à ce qu’une antiquaire italo-allemande peu scrupuleuse, mais à l’œil aigu, remarque chez une famille patricienne de Zandobbio (une bourgade près de Bergame) un petit Portrait de jeune homme maladroitement restauré, mais sous les retouches duquel il lui semble reconnaître la main du maître de Castelfranco. Sur le blason du jeune homme, d’autre part, il y a deux lys qu’Anita Federhen – c’est le nom de l’antiquaire – ne tarde pas à reconnaître pour ceux de la famille Fugger, alors que les frustes, incultes propriétaires les avaient toujours pris pour ceux des Médicis. Et, une fois identifiés les lys, comment ne pas se décider à l’achat immédiat ? La Federhen…

— Mais les épis, alors ? Quel est le rapport avec les épis ? D’où sont-ils sortis ?

— Un peu de patience. Et, même, faisons un pas en arrière. Rappelons-nous que Jakob Fugger ne dédaignait pas d’arrondir ses déjà immenses gains par la contrebande du poivre, du safran, etc., sur lesquels Venise imposait des droits énormes non seulement dans ses ports, mais dans tous ceux qu’elle contrôlait sur la route des épices. Cette branche douteuse de son activité, le riche Fugger ne la gérait toutefois pas personnellement. C’était un de ses neveux qui s’en occupait, recrutant des agents clandestins et cosmopolites pour accompagner les chargements et arranger les problèmes, aplanir les difficultés, trouver des accommodements. Par conséquent il n’est pas surprenant qu’un cosmopolite par excellence, comme le Juif errant, se trouvant passer par Venise en 1509 et donc…

— … en 1508 selon le calendrier vénitien…

— … en 1508 selon David lui-même, ait rencontré le jeune Fugger pour des raisons de travail : l’année même où celui-ci faisait peindre son portrait par Giorgione. Et l’on comprend qu’il n’ait pas eu de peine à le reconnaître dans la collection Zuanich cinq siècles plus tard, bien que le portrait Zuanich fût faux. Tu comprends ?

— Non !

— Parce que tu ne veux pas comprendre. Parce que tu t’obstines à penser que l’histoire de David est un tissu de mensonges.

— Je ne m’obstine pas à penser ça. Je pense qu’il croit sérieusement être ce qu’il dit. Mais alors, par la force des choses, je dois penser qu’il est complètement…

— Alors, attends encore un moment. Pense à la Federhen qui se trouve avoir entre les mains, pour quelques millions de lires, un Giorgione vendable à l’étranger pour des milliards. Que fait-elle ? L’emporter dans une valise serait très facile mais ne servirait à rien, car, une fois qu’aurait éclaté l’affaire du Giorgione retrouvé, qu’on aurait publié des photographies dans les journaux, les ex-propriétaires le reconnaîtraient et les autorités italiennes exigeraient son retour. Il faudrait l’exporter avec quantité de visas officiels, au contraire. Après, allez donc essayer de le récupérer ! C’est ici qu’entrent en jeu la collection Zuanich et le complice Palmarin. Mais enfin, si ces digressions ne t’intéressent pas, si tu trouves que je n’en finis pas, je…

— Allons, n’en rajoute pas !

— Donc, tu sais comment on fait, ou du moins comment on faisait (parce que aujourd’hui ils sont beaucoup plus attentifs) pour exporter avec quantité de visas un dessin ou un tableau de valeur ? On le glisse dans un tas d’œuvrettes de rebut, on présente le tout à la Direction des beaux-arts, et eux, après un coup d’œil hâtif, pan, pan, ils apposent un tampon après l’autre. Mais avec le Giorgione retrouvé, cela ne pouvait pas se faire : un Giorgione est un Giorgione, et, de même que la Federhen l’avait reconnu, ils auraient pu le reconnaître aussi.

— Oui. J’imagine.

— Il s’agissait donc de le détourner, ce coup d’œil, si hâtif qu’il fût. Il fallait qu’un clandestin de ce genre, ils ne puissent pas le soupçonner. Ou plutôt : qu’ils ne puissent plus le soupçonner. Comme s’ils l’avaient déjà vu et revu et…

— Seigneur ! s’écria Raimondo, qui après tout n’est pas un idiot, tu veux dire que le clandestin de la collection Zuanich était une copie faite exprès ? Placée là exprès, avant de présenter le véritable tableau à la Direction des beaux-arts ?

— Évidemment. Le personnage, hormis le blason, était le même. Mais l’empreinte giorgionesque de l’original, déjà à moitié effacée par les restaurations, avait été tellement altérée dans la copie qu’elle ne pouvait faire penser qu’à une grossière, grotesque contrefaçon du dix-huitième, parfaitement dans le ton du reste de la collection. C’est ainsi que non seulement les collectionneurs, les connaisseurs, les professionnels comme moi-même, mais encore les fonctionnaires de la direction des Beaux-Arts et le directeur en personne sont passés et repassés devant sans autre réaction que de déception et d’ennui. Après quoi, quand le portrait authentique a été présenté pour le visa en même temps que l’ensemble de la collection, pourquoi seraient-ils allés recontrôler ? Le seul danger était qu’en remarquant les lys des Fugger ils ne songent aussi au portrait perdu de Giorgione.

— Et alors ?

— Alors rien du tout, parce que les lys de l’original ont été camouflés par des épis : une retouche de plus ou de moins… Bref, ils auraient pu lui donner le visa dès ce matin, sans…

— Sans moi ? Parce que j’ai téléphoné à Chiara ce matin ?

— Oui, en définitive oui… Parce que Chiara, quand tu lui as parlé du tableau, a été prise de curiosité ; elle est allée aux Beaux-Arts pour regarder de plus près, et ils ont alors été intrigués, eux aussi. Ils ont radiographié le tableau, vu les lys sous les épis peints de frais, et convoqué d’urgence la Federhen et Palmarin.

— Qui ont tout raconté ?

— Forcément. Entre autres qu’ils avaient glissé la copie dans la collection Zuanich avec la complicité de la vieille. Mais je te demandais : comment se fait-il que tout cet imbroglio soit venu au grand jour ? Qui a reconnu un jeune homme inconnu dans un faux tableau où les lys ne se trouvaient même pas, ni au-dessus ni en dessous ? Et comment aurait-il fait pour le reconnaître maintenant, s’il ne l’avait pas connu à l’époque ? Si, donc, il n’était pas vraiment… ?

Raimondo ne dit rien pendant un long moment. Puis nous fûmes interrompus par un coup de téléphone (de son chorégraphe bouclé, à ce que je compris) qui le retint à l’appareil un bon quart d’heure.

Mais, pendant ce temps, mon sentiment de triomphe m’avait abandonnée. Parce que j’imagine que, même moi, je n’y avais pas cru vraiment jusque-là, à la « révélation à Cosima » ; alors que l’hypothèse du fou ou de l’escroc m’avait laissé une sorte d’alternative, d’espoir… À présent, au contraire, avec mon impeccable raisonnement, j’avais fini par creuser ma propre tombe. Mr. Silvera était l’ewige Jude, et la seule chose que je pouvais espérer, désormais, était de le revoir pour la dernière fois.

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